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Vidéosurveillance et surveillance citoyenne
Voir en ligne : La politique de la peur, par Serge Quadruppani
Un extrait mis en ligne par la LDH Toulon du livre La Politique de la peur, par Serge Quadruppani. L’auteur décrit les mécanismes d’auto-surveillance de la part des citoyens qu’engendre la vidéosurveillance, et la "politique de la peur" en général.
Extrait des pages 189 à 193 de La politique de la peur.
Les caméras, au fond, ont pour principale fonction d’incarner et de renforcer un esprit de surveillance mutuelle. En Grande-Bretagne et en d’autres pays nordiques, où l’esprit du protestantisme offre un terrain favorable à la confusion entre civisme et comportement normatif, cette tendance a connu ces dernières décennies un développement impressionnant. Un spot concocté par la police britannique et diffusé sur une station « équivalent radio des tabloïds anglais », selon le journaliste qui le rapporte [2], était ainsi rédigé : « L’homme au bout de la rue ne parle pas beaucoup à ses voisins, parce qu’il est réservé. Il paye en liquide, parce qu’il n’a pas de carte bancaire. Et il ferme ses rideaux, parce que ses fenêtres donnent sur une ligne de bus. Cela pourrait ne rien vouloir dire. Mais, mis bout à bout, cela pourrait éveiller vos soupçons. Nous avons tous un rôle à jouer dans la lutte contre le terrorisme. Si vous voyez quoi que ce soit de suspect, appelez en toute confidentialité la permanence téléphonique antiterroriste au 0800 789 321. En cas de soupçon, prévenez la police. » L’instance de contrôle de la publicité ayant protesté, « L’association des commissaires de police, à l’origine de la campagne, s’est empressée de présenter ses excuses aux auditeurs qui se seraient sentis offensés. Mais elle n’a rien renié sur le fond, en réaffirmant que les attitudes décrites dans le spot correspondaient à des tendances réelles observées dans les affaires de terrorisme. »
Sur le site de Crime Stoppers, ONG dont le but est d’aider la police à attraper des criminels, des avis de recherche sont publiés, encourageant à « combattre le crime sans révéler son identité », moyennant récompense. « L’émission Crimewatch de la BBC, diffusée tous les mois en prime time, lance des appels à témoins sur la base de la reconstitution des affaires criminelles non résolues. Elle réunit des millions de téléspectateurs-justiciers et est aussi un exemple du succès de la culture de la dénonciation au Royaume-Uni [3]. »
En août 2002, quatre Nord-Africains étaient venus visiter avec un ami catholique la cathédrale de Bologne, où, sur une fresque du Quattrocento, on voit Mahomet envoyé en enfer. Les commentaires indignés des musulmans n’avaient pas échappé aux micros et caméras antiterroristes (dont on apprenait à l’occasion la présence en ces lieux), La Repubblica avait annoncé l’arrestation de probables terroristes et la justice italienne ayant du mal à faire la différence entre l’expression d’une opinion religieuse et un projet d’attentat, ils avaient passé du temps en prison avant d’être mis complètement hors de cause. Comme le montre un épisode récent, en Angleterre, la caméra et les micros, même si leur présence avait été inévitable, n’auraient pas été nécessaires pour que des propos « suspects » se traduisent aussitôt par une arrestation.
Le 18 septembre 2010, La Repubblica annonçait en gros titres à la une un complot islamiste pour tuer le pape lors du voyage qu’il était en train d’effectuer à Londres. Deux jours plus tard, le quotidien italien signalait, loin en page intérieure, dans un article évidemment beaucoup moins important, que dans « le présumé complot contre le pape » les conjurés venaient d’être relâchés par Scotland Yard sans aucune inculpation. Entre-temps, les tabloïds anglais avaient titré sur le « complot musulman pour tuer le pape », le Daily Express expliquant que six hommes « déguisés en balayeurs » avaient préparé une attaque contre Ratzinger lors de sa visite à Londres. « On craint que ces conspirateurs liés à Al-Qaïda, poursuivait le journal, aient projeté de porter un double coup contre "l’infidèle" en assassinant le chef de l’Église catholique romaine et en massacrant des centaines de pèlerins et de personnes venues lui souhaiter la bienvenue. » On se souvient de la suite : il est apparu que ces malheureux employés de Veolia Environnement, ressortissants du Maghreb, avaient plaisanté entre eux sur la possibilité de tuer le pape avec un missile, malgré les protections policières. Un citoyen qui les avait entendus s’était empressé de faire son devoir de citoyen. Il y a fort à parier que les noms des balayeurs vont continuer à traîner dans quelques douzaines de fichiers antiterroristes internationalement connectés et que, un jour ou l’autre, ils s’en apercevront, à leur travail ou au passage d’une frontière.
En France, sur la question des dénonciations, les choses sont, pour l’heure, plus compliquées. Dans un article de Rue89 (20 septembre 2009) Pierre Haski écrivait : « La délation pour contourner l’omerta des cités ? C’est peu dire que l’initiative de Jean-Claude Borel-Garin, le patron de la police dans l’Essonne, fait polémique, y compris au sein de la police et chez certains élus UMP qui goûtent mal cette méthode aux précédents douteux. Dès ce week-end, les habitants de l’Essonne sont informés par la police du nouveau système : une boîte mail destinée à recueillir de manière discrète ou anonyme des informations, des photos ou des vidéos sur certains délits classiques des quartiers dits "sensibles" selon le vocabulaire en vigueur : rodéos, occupations de halls d’immeuble, drogue... "Confidentialité garantie", indique la notice de la police. Sous le titre "Aidez la police nationale dans son action au service des citoyens", la notice de la police devait être distribuée aux habitants ce week-end et affichée dans les commissariats et les mairie qui l’acceptent. »
Les indignations vertueuses se sont fait beaucoup moins entendre [4] lors du verdict du procès en 2010 des cinq jeune de Villiers-le-Bel accusés d’avoir tiré sur les forces de l’ordre lors d’émeutes déclenchées en 2007 par la mort de deux garçons renversés par une voiture de police. Or, les lourdes peines infligées (jusqu’à quinze ans de prison) l’ont été sur la base de conversations rapportées par un détenu contre promesse d’un traitement judiciaire de faveur, et de témoignages sous X recueillis à la suite d’une distribution de tracts appelant à la délation contre récompense. Qu’on invoque l’esprit civique, l’appât du lucre, ou les deux (mais ne sont-ils pas heureusement réconciliés par cette société- là ?), à la fin, il faut bien le constater, une convergence se dessine en Europe et ailleurs sur le terrain de la surveillance de tous par tous.
Sur ce terrain comme sur tant d’autres.
Serge Quadruppani